MON père était très jeune encore quand il est entré au saint ministère et qu’il fut nommé pasteur à Hambach, village de la Lorraine. L’endroit était assez grand, mais de peu de ressources, et il était heureux de trouver quelqu’un qui, dans son inexpérience et loin de sa famille, fut capable de lui aider à fonder sa maison, selon les usages et les traditions d’un bon presbytère.
C’est Madame Catherine Reeb, personne d’un âge mûr, dont le mari avait été instituteur, mais qui d’une nature mécontente et orgueilleuse, se croyait au-dessus de sa sphère, et faisait sentir à sa pauvre femme, qui l’aimait d’un dévouement admirable, toutes les tortures que l’égoïsme peut inventer. Elle se donna à peine le nécessaire pour procurer à son seigneur et mâitre tous les soins que sa supériorité imaginaire pouvait exiger, et pourtant il ne fut jamais content, et un beau jour disparut, sans qu’on pût retrouver ses traces. La pauvre Catherine fut inconsolable, mais ne perdit pas l’espoir qu’un jour son mari ne revînt, chargé de tous les honneurs, qu’elle aussi, bonne âme crédule, lui croyait dûs.
C’est dans ces conditions qu’elle vint tenir le ménage de mon père, elle le fit avec beaucoup de tact et de douceur, mais tout en elle respirait la tristesse, l’abandon. Quand, après quelques années, mon père se maria, Catherine continua son activité dans la maison, mais avec son bon sens naturel, en référa la responsabilité à sa jeune maîtresse, qu’elle aimait beaucoup.
Ma mère chercha par bien des moyens à la distraire de son chagrin. Elle devint plus gaie, quand elle nous raconta des histoires et fit des jeux avec nous. Nos parents se faisaient un plaisir de l’observer parfois quand elle ne s’endouta pas, se disant: “Voilà ce qu’il fallait à notre vieille Catherine, ce sont les enfants qui lui ont porté l’oubli.”
Mais cela ne devait pas durer bien longtemps. Elle redevint peu à peu silencieuse, et ses profonds soupirs ne prouvèrent que trop que l’oubli du triste passé n’était qu’à la surfaçe; ses manières taciturnes et les manifestations d’une secrète inquiétude commençaient même à troubler mes parents, et mon père essaya par beaucoup de bonté à la persuader d’accepter les épreuves de sa vie comme venant de Dieu. Elle pleura beaucoup et s’efforça de se gagner un peu de calme, mais sans fruit.
Un beau jour elle vint trouver mon père et lui dit: “Mon cher maître, aidez-moi a exécuter mon projet, et surtout n’essayez pas de m’en dissuader. Je suis décidée à aller à la recherche de mon mari; je sais qu’il a besoin de moi, il m’appelle, et je vais partir. Procurez-moi les papiers et certificats nècessaires à cette entreprise, afin que je ne sois pas inquiétée par le police. J’irai où mes pieds me conduiront, je ne sais où je le retrouverai, mais je sais que je le reverrai. Je marcherai de jour, et de nuit je me logerai dans une auberge ou une ferme, et je vous donnerai de mes nouvelles.”
Mon père voyait qu’il ne pouvait ébranler sa résolution, fit ce qu’elle lui demanda, pourvoyant tant que possible aux besoins de la route, et c’est le coeur gros de sinistres présages que mes parents virent partir leur bonne et fidèle servante. Quand je lui dis: “Tu ne nous aimes donc plus, puisque tu pars?” elle m’embrassa en pleurant, et dit, “Je reviendrai!” Il y avait alors vingt ans depuis la disparition de son mari, pendant lesquel elle avait soigneusement entretenu son ménage dans une petite maison qui lui, appartenait.
Elle partit donc, ainsi qu’elle l’avait dit; marchant de jour et se reposant de nuit, se dirigeant vers la Prusse.
Elle fut absente sans que nous eussions de ses nouvelles pendant au-delà d’un mois quand un jour le facteur apporte une lettre à mon père de la part d’un collègue inconnu d’un village de la Prusse, qui lui dit: “Une femme de respectable apparence, munie de certificats identifiant ses dires, est venue me prier de procéder à l’humation de son mari qu’elle a trouvé mort dans un bois du village voisin. L’autorité municipale a comparé les papiers trouvés dans les poches de l’inconnu et a constaté qu’ils sont en rapport avec ceux que la femme Reeb porte sur elle, et sur ce fait, et voyant que l’homme était mort sans violence, a laissé ses restes à elle qui se dit sa veuve et qui lui a rendu les derniers honneurs au cimetière de notre village.”
Inutile de décrire la surprise de mes parents à la reception de cette lettre, qui fut bientôt suivie par le retour de Catherine. Elle compléta le récit du pasteur en disant qu’un matin en sortant de ce village, elle alla trouver un petit bois, quand elle vit au bord du chemin un homme étendu mort, mais qui venait seulement de cesser de vivre. Elle le regarda, l’examina et reconnut son mari; il lui parut évident qu’il faisait son retour vers la patrie et elle, mais que la mort l’avait surpris en route. Catherine fut bien plus calme après ces événements, mais ses forces déclinèrent et dans la même année on creusa pour elle une tombe au cimetière de Hambach. Elle n’avait plus de famille que celle qu’elle avait si fidèlement servie, et les larmes de deux jeunes enfants prouvèrent que quoique abandonnée elle avait été aimée.
Source: Reliable. Written for me by the Pastor’s mother in French. Given verbatim.